Mais c’est aussi à nous que Marina Olympios
s’adresse, nous ses contemporains, ses voisins, ses proches et
elle s’adresse à nous dans une parole simple et directe, dans
les images simples et directes de ses photos et de son film,
dans les volumes simples et directs de ses sculptures. Voici
cette audace qui faite se tourner Marina Olympios avec le même naturel vers l’origine du temps et de la
terre aussi bien que vers nous.
L’audace chez cette
jeune artiste va sans la moindre naiveté. Je parlais tout à
l’heure du monde difficile de l’art parce que la naiveté y est
un écueil définitif, parce que l’élitisme de la tour d’ivoire,
c’est-à-dire un discours de l’artiste destiné à quelques rares
confrères, ennuie tout le monde, parce qu’enfin les Europe, qui
en Afrique, qui au Moyen Orient, qui ailleurs encore, font de
l’angélisme un écueil et un ennui tout aussi définitifs.
Avec une audace
artistique et une intégrité éthique qui je salue, Marina
Olympios a réalisé le film L’ART EST JUSTICE en 1991 ; sa
première projection a eu lieu à Paris en 1992, d’abord à la
Sorbonne en février, puis au Centre Pompidou en novembre ; sa
première projection à Chypre se déroule ce soir même.
Ce film est une
méditation sur le rôle de l’art face à la mort.
Dans sa première
partie, la mort ronge la vie dans des scènes de guerre, telles
du moins que des jeunes enfants les ont vues et vécues : Marina
Olympios avait 6 ans au moment des événements dramatiques de
1974. Dix-huit ans après, elle réalise cette scène magnifique,
avec le vocabulaire artistique le plus simple qui soit, où le
silence des champs de blés et des collines dorées de Chypre est
fendu par un grand cri primordial (cri de la naissance, cri de
l’amour, cri où l’on pourrait entendre “le Grand Pan est mort”,
cri d’un mourant) qui inaugure le ballet d’amitié et de mort de
l’enfant et du soldat. Le très jeune soldat a plongé dans la
mort ; ce que le petit garçon ausculte, bien plus que le mort,
c’est la mort sans bien sûr comprendre tout ce qu’elle implique;
le blé juste fauché, le ciel, l’espace, l’enfance la mort, tout
dans cette séquence est dans une magnifique lumière promordiale,
à l’orée du langage et comme dans un premier tutoiement ; et sur
cette orée du langage, qui est peut - être bien le monde de
l’art, deux signes cristallisent, le cri du début de la scène et
le grand bijou étrange que le petit garçon porte en bandoulière
avant de le déposer sur le torse du soldat mort.
Dans le seconde
partie du film, divers artistes et penseurs, tout simplement se
présentent, et nous disent ce qu’ils pensent de la mort et
comment ils peuvent, malgré elle, créer. Séquences parfois
émouvantes, parfois profondes ; parfois aussi cocasses ou
dérisoires, tant sont redoutables les écueils de l’art. A ce
moment du film, Marina Olympios met en scène et filme sa propre
méditation d’artiste sur la mort : une «performance» sur la mort
et le besoin de paix tels qu’elle les ressent dans son existence
de jeune artiste chypriote : sur le sol du “Palais des Etudes” à
l’Ecole des Beaux-arts des Paris elle trace avec du sable les
chiffres des années successives de sa vie, y verse du sang, fait
entendre le même long cri primordial et de mort qu’avait fait
entendre plus tôt dans le film le jeune soldat, puis se réunit
avec ses deux compagnons de «performance» devant une fontaine
lustrale d’eau et de sang.
Enfin dans la
dernière partie, les enfants jouent devant la mort et avec elle,
comme les enfants à la fin du Wozzeck de Berg. A nouveau,
Marina Olympios atteint ici à mon sens au grand art, lorsque
dans le cimetière des jeunes soldats les deux enfants s’appuient
à la grosse jarre de terre en en quelque sotre l’enlacent,
comme si cette jarre tournant son ouverture vers la caméra
devenait bouche à ce moment silencieuse mais d’où pourrait
émaner une troisième fois le cri ou bien peut-être sourdre une
nouvelle eau lustrale; un troisième enfant se joint alors aux
deux premiers en une ronde lente et heureuse, autour d’une main
sculptée ouverte en signe d’offrande et de paix puis autour d’un
crocodile pacifié.
Je voudrais aussi
évoquer la simple beauté de la pluie d’or sur une tombe et de la
descente dans la mer du nouveau jeune soldat, sosie de celui
mort dix-sept ans plus tôt dans le champ de blé. Ce sont là
autant d’images ou de séquences dont la simple beauté et la
force poétique me paraissent remarquables.
Ce film porte un
titre audacieux, L’ART EST JUSTICE. Marina Olympios dit vers le
début du film : « l’art est justice. La justice est l’histoire
de mon pays ». Le mot justice, chacun le sait, est un mot grave
et difficile. L’intention de ce film est de rendre justice à la
vie et de rendre hommage à Chypre et à ses souffrances.
Marina Olympios
prend le parti de rendre cet hommage et cette justice en pleine
lumière et grâce à la pleine lumière. C’est un risque, car elle
s’approche en fait de la part d’ombre la plus irréductible et la
plus inaccessible dans chacun de nous et dans chaque peuple, qui
est celle de la violence et de la mort. C’est un risque car
l’irrationnel se conjugue mal avec la lumière.
Pourtant les
fondateurs de la tragédie il y a presque trois mille ans ou,
plus près de nous, Herman Broch ont inventé des formules
possibles pour cette conjugaison. Rainer Maria Rilke nous dit
aussi que la conscience de la mort est ce qui sauve chacun, mais
dans une sorte de demi jour où se déploie la solitude
visionnaire des amantes.
Marina Olympios ose
ici une autre voie pour approcher notre part d’ombre, la voie
d’une lumière primordiale qui serait là, au temps de l’origine,
offerte aux yeux de l’enfant.
Yves Bergeret
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